Depuis l’Antiquité un grand nombre d’auteurs attribuent aux images un pouvoir que n’auraient ni les textes ni les paroles, un pouvoir supérieur en efficacité: le pouvoir d’agir sur les pensées et les actes de leurs spectateurs, en dépit de leurs opinions ou de leurs choix personnels, en touchant directement le cœur. Le pouvoir des images serait celui d’une manipulation de la sensibilité, généralement comprise comme une orientation cachée des esprits, et cela dès le plus jeune âge. L’image est, Platon le voit bien, un “pharmakon”, à la fois poison et remède. Pouvoir et influence sont ainsi étroitement mêlés dans l’esprit des critiques comme des amateurs d’images, la séduction des images étant d’autant plus forte qu’elle serait mauvaise et s’exercerait sur un public plus jeune.
Plus encore que l’Ancien Testament, le Coran révèle par ses interdits les enjeux de la crainte des pouvoirs des images; une peur qui ne va pas sans fascination. Seul Dieu créateur, Allãh, a le pouvoir de donner vie. L’homme qui ferait des images de ce qui est ou pourrait être se prendrait pour Dieu. Un sacrilège reposant sur un fantasme! Nonobstant, l’islam a aussi favorisé la création d’images magnifiques, et le débat sur la figuration suscite toujours de nombreuses controverses. C’est pour cela qu’il est tout particulièrement heuristique d’analyser les stratégies dont usent aujourd’hui les artistes “islamiques” pour réaliser des images sans “trop” contrevenir aux préceptes coraniques. On les voit mieux car elles sont écrites en “gros caractères”, pour reprendre la célèbre formule de La République.
Autant de cultures, autant d’images du pouvoir et de pouvoirs des images (poison et remède). Si les images du pouvoir sont partout, elles sont habitées par des puissances qui les débordent. Chaque type d’images met en scène une dominante: religieuse, idéologique, publicitaire ou artistique. Celle-ci met en œuvre un système complexe de figures de rhétorique et de dispositifs plastiques ou visuels, que les chercheurs d’IMAGINES (laboratoire de recherche de l’université Michel de Montaigne, Bordeaux 3) analysent et distinguent très précisément grâce à une approche esthétique nourrie de sciences humaines, dans ce numéro 11 de Figures de l’Art.
L’esthétique est-elle encore possible aujourd’hui? Aujourd’hui, c’est-à-dire après la fin de l’art, que Friedrich Hegel, dans le Berlin des premières décennies du dix-neuvième siècle, diagnostique comme “romantique” ou “chrétien”, et dont des penseurs aussi divergents qu’Adorno ou Danto prolongent l’agonie d’un petit siècle agonistique de téléologie moderniste, pour le faire se dissoudre dans un pluralisme anesthétique, déceptif ou risible, qui rendrait l’esthétique “dépassée”. Selon la perspective nietzschéenne de l’éternel retour, on peut aussi considérer que la fin de l’art moderne dans les Boîtes Brillo rouvre la boîte de Pandore d’un art pluraliste en son âge cosmopolite et pa(n)ïen, agité par les flux de “devenirs mineuritaires” (Mille Plateaux), et où le fait polémique majeur n’est pas tant l’absence de styles ou de critères que leur nombre infini; ce qui raviverait l’idée d’une esthétique plurielle.
Face au pluralisme inédit de l’art qui s’est fait jour dans les années soixante, l’esthétique est invitée à pratiquer son anabase, par-delà l’Æsthetica de Baumgarten, jusque dans ses sources philosophiques platoniciennes, pour redéfinir ses conditions de possibilité et redimensionner son champ d’investigation.
L’expression “écrits sur l’art” est devenue le terme de référence pour désigner, dans les pratiques universitaires, un corpus d’analyse – la plupart du temps des textes d’écrivains – ou bien classer, dans les pratiques éditoriales, un ensemble de textes, préparant ainsi l’institutionnalisation d’un terme et son fonctionnement “générique”. Néanmoins, ce statut générique ne va pas de soi et mérite d’être examiné. En effet, du point de vue du genre, peut-on placer sur le même plan, ce à quoi nous invitent bien des éditions récentes, les romans d’un écrivain et ses textes sur l’art? Ou, faudrait-il dire, à quelles conditions devient-il pertinent de le faire?
Se demander si l’écrit sur l’art constitue un genre, ce n’est pas succomber à l’obsession de classification qui fit les beaux jours d’une certaine théorie littéraire, ni tenter à toute force d’établir un genre dans les termes mêmes qui fondent, par exemple, le genre romanesque. C’est interroger une existence poétique et essayer peut-être d’approfondir les enjeux d’un domaine d’étude, en réévaluant par la même occasion la notion de genre. C’est aussi saisir, depuis le XVIIIe siècle, le partage de conduites et de stratégies d’écrivains face aux arts plastiques, partage qui permet de penser une continuité susceptible de dessiner les linéaments de l’histoire d’une écriture.
Pourquoi les animaux jouent-ils un rôle si important dans l’art des cinquante dernières années ? Suivant l’exemple de Joseph Beuys, apprenant à cohabiter avec un coyote américain pour soigner la dermatose qu’il avait contractée dans les camps de jeunesse allemands, d’Hermann Nitsch se baignant dans les entrailles sanglantes des moutons qu’il vient de sacrifier aux morts de la deuxième guerre mondiale ou d’Ana Mendieta revêtant les plumes d’un poulet qu’elle vient de saigner au rythme d’un vaudou cubain, Huang Yong Ping demande à des crapauds, serpents, lézards, scorpions, araignées, mille-pattes, scolopendres, etc… d’être les acteurs du Théâtre du monde qu’il installe au Centre Georges Pompidou, Damien Hirst découpe des vaches et des veaux qu’il expose à côté de requins entiers dans des aquariums remplis de formol, Matthew Barney lance son Cremaster dans des devenirs escargot, bélier, abeilles, bison, poisson, pigeons jacobins, chimères très spéciaux, Oleg Kulik se met à aboyer et mordre en chien cannibale, Patricia Piccinini fabrique des familles d’hybrides heureux et pacifiques qui paraissent en mesure de supprimer les frontières entre les animaux et les humains, les artistes biotech comme Eduardo Kac, Georges Gessert, Joe Davis, Marta de Menezes ou réunis dans des laboratoires comme Art Orienté objet ou SymbioticA/TC&A font de l’ADN leur médium de prédilection afin d’embellir le monde de nouvelles chimères ou de cultiver une viande qui n’ait plus le goût du meurtre, etc. La liste des artistes qui, aujourd’hui, font œuvre avec des animaux, serait infinie.
Suivant les pistes d’Adorno et d’Horkheimer, reprises par Cyrulnik, Serres, Deleuze et Derrida, ces hordes d’animaux chassent “l’animal” du zoo des philosophes idéalistes, comme un concept bête et méchant, dont les camps de concentration nazis aurait révélé les effroyables conséquences. Peut-être ouvrent-elles la voie à des “transgénésariums” païens, propres à chavirer la petite barque à casiers, que Noé avait réussie à mener jusqu’à nous. Les barrières des taxinomistes seraient-elles en passe de perdre leurs barbelés?
Après avoir mis en évidence les fonctions principales de la représentation des animaux dans l’histoire de l’art, c’est à ces nouvelles pratiques artistiques animalières, particulièrement troublantes, que ce huitième numéro de Figures de l’art se consacre.
Les artistes ont-ils encore besoin de mains ? De Lascaux à Picasso, dont Clouzot suit,fasciné, la main créatrice, il n’est bien sûr d’artiste que manuel, adroit, sinon virtuose. Jusqu’au vingtième siècle, l’histoire de l’art apparaît comme une histoire de savoir-faire, de manuels, de recettes d’atelier, qui se transmettent de maîtres en maîtres. Dans ses Leçons sur les Beaux Arts, Alain le rappelle fermement à ceux qui s’extasient devant le génie de l’artiste inspiré: “Artisan d’abord!”
En lançant la mode de la tabula rasa et du primat du concept, dadaïstes et duchampiens ont-ils poussé les artistes à devenir manchots ? C’est ce que peut nous donner à penser le très grand nombre d’artistes qui, aujourd’hui, dédaignent la main; les uns préférant faire de l’art avec leurs pieds, leur sexe, ou leur corps tout entier, les autres déléguant la fabrication de leurs œuvres à des machines, des entreprises, des artisans, des animaux, des plantes, des choses, des petits riens, du vide, voire à des sortes de nègres.
À côté de ces héritiers du courant “acheiropoiete” de la modernité, le pluralisme postmoderne a ouvert la voie à deux nouveaux types d’artiste-artisan: le designer du beau et “la petite main”. Suivant le modèle de Warhol, le désigner des arts appliqués en tout genre fait une entrée triomphale dans les expositions d’art contemporain. Les maquillages de Topolino, les coiffures de Barnabé, les parures de Patrick Veillet, les robes d’Issey Mikake, Jean-Paul Gauthier, Rei Kawakubo ou Alexander McQueen, le ménager de Philippe Starck ou Gaetano Pesce paradent désormais dans des musées métamorphosés en drugstores à côté des robes de Lucy Orta, Majida Khattari, Marie-Ange Guilleminot ou Aline Ribière, des bijoux de Duprat, des vidéo-performances du mannequin Barney, des modèles de Vanessa Beecroft, des Mickael Jackson en porcelaine polychrome de Jeff Koons, des plats cuisinés de Spoerri etc… comme pour nous donner à croire que les arts décoratifs sont devenus désormais le modèle de la création artistique. L’artiste en “petite main”, quant à lui, préfère chercher son inspiration dans la geste des petits métiers en voie de disparition. Il fait de l’art en faisant de la couture, de la broderie, de la cuisine, des installations bric-à-brac, et même parfois de la peinture, de la sculpture ou de la verrerie.
Les anges fingunt — se façonnent, fictionnent —, avec l’aide de Dieu, des corps sensibles que l’homme peut voir, toucher, sentir (saint Thomas d’Aquin, Somme). C’est par sua virtute, que l’ange nous paraît parler, manger, marcher, occuper un lieu. Doué de virtus, l’ange déroge aux catégories aristotéliciennes en faisant du possible une puissance réelle, “en acte”. L’ange est, selon Louis Marin (“L’ange du virtuel”, Traverses, 44-45, Septembre 1988, p. 155) un corps virtuel qui “virtualise le monde, les êtres, les corps, les sociétés”.
Les nouvelles technologies du vingtième siècle sont-elles de nouvelles “faiseuses d’anges” ? Les cybernautes volent dans le cyberspace du Village global, parlent Net, “inhabitent” l’E-Mail, font l’amour en pixels. L’épopée cathodique a fait entrer notre corps prothétique dans l’ère du virtuel. Ce n’est plus l’espace et le temps qui sont les formes pures a priori de la sensibilité, mais la téléprésence. Or, à la différence des autres images, “photo-graphiques”, les images de synthèse ne “re-présentent” plus le réel. Comme les anges de saint Thomas, elles le feignent — fingunt —, le simulent. Elles paraissent exister, vivre toutes seules comme des virtus autonomes et responsables. Elles nous voient, nous sentent, nous touchent et réagissent aux mouvements de notre corps. Bientôt, elles se métamorphoseront au gré de nos pensées, de nos humeurs.
Le monde virtuel réalise-t-il une merveilleuse internationale des esprits, selon les vœux de Pierre Lévy, de Marvin Minsky et d’Edmond Couchot ou nous dresse-t-il aux “techniques d’un corps psychotique”, comme le “cassandrisent” Virilio et Baudrillard ? “Absolument modernes” et résolument intempestifs, nombre d’artistes utilisent aujourd’hui les nouvelles technologies pour mieux mettre en question l’impensé philosophico-théologique qu’elles présupposent et les nouvelles techniques du corps qu’elles mettent en œuvre. C’est dans cette perspective, ouverte par Louis Marin, que le VI numéro de Figures de l’art analyse les anges et chimères du virtuel.
La figure est d’abord le visage peint. Skiagraphia, elle est cette ombre portée de l’amant endormi que cerne amoureusement sur un mur la jeune corinthienne. Si le portrait retient les traits de l’aimé en partance, il porte absence et présence, plaisir et déplaisir. Pour consoler sa fille désamourée, le père potier modèle la figure de l’absent, la cuit et l’installe en imago romaine. En vain, le nouveau lare est un leurre. La légende de Pline résume admirablement l’idéal de la mimésis gréco-romaine, le fantasme de Zeuxis et de Pygmalion. Le fantasme d’une figure qui aurait la perfection du semblant et la chair du réel.
Quelques années plus tard, une autre jeune fille, Véronique, décline la version chrétienne de la figure. Le trompe-l’œil du double dessiné devient l’impression acheiropoiete même du modèle, la vraie image du Christ. Relique d’humeurs et de sang, le suaire replié sous le mandylion est le paradigme de l’art chrétien. Et, sans doute, est-il fécond de retrouver avec Louis Marin, Georges Didi-Huberman ou Daniel Arasse ce travail de figurabilité en toute œuvre d’art, sous la forme d’opaque lieu virtuel, pan, symptôme, sinthome, punctum, fragment ou dettaglio si, toutefois, on n’oublie pas la troisième légende (synthèse hégélienne ?) formulée par Alberti à l’aube de la Renaissance, qui fait de Narcisse au terme pur de sa course le maître du peintre.
Faisant de l’homme son sujet de prédilection, le peintre occidental invente les figures de la liberté humaine. Figures de l’Esprit prenant conscience de lui-même comme Liberté, les figures (de proue) de l’art anticipent l’avenir, artialisent le regard et changent le monde. Or, grand nombre d’œuvres de ces dix dernières années appartiennent à Kunstwollen mutationniste qui dénonce l’obsolescence de la figure humaine faite à l’image d’un Dieu gréco-chrétien et suggèrent de la remplacer par le modèle plus viable du cyborg cybernaute trangénique et cloné…
A l’orée donc d’une nouvelle révolution épistémologique, le cinquième numéro de Figures de l’art se propose de retracer la théogonie de la figure humaine et d’analyser les formes les plus topiques du travail de (dé)figuration et de reconfiguration qui s’exerce avec une ingéniosité intempestive dans les œuvres d’art.
Lors des conférences qu’il prononça à la National Gallery of Art de Washington en 1953, Kenneth Clark distinguait farouchement la beauté pure du Nude de la beauté vulgaire du naked en épilant, il est vrai, un nombre assez considérable d’œuvres d’art. Son livre, le premier à tenter d’embrasser l’art du nu, eut un immense succès ; sans doute car il mettait en images la dichotomie entre le Beau artistique qui appelle un jugement de goût désintéressé ou cathartique et la belle fille qui met Hippias en érection à laquelle la majeure part de la tradition bien pensante s’est montrée particulièrement attachée.
L’art de cette fin de vingtième siècle qui, depuis L’empire des sens, voit les acteurs du porno forniquer avec ceux du classique, tandis que les plasticiens, de Koons à Araki, vont chercher leur Euridyce parmi les stars du porno et les écrivains passer des Femmes libertines de Sollers aux truies de Marie Darrieussecq ou à la « viandographie » de Claire Legendre, nous oblige à brouiller les genres de Clark et à proposer un nouveau paradigme : ut ars pornographia.
Si la pornographie montre les relations sexuelles que l’érotisme suggère, l’art contemporain, du moins un de ses courants les plus importants, est pornographique, sinon érotique. C’est un constat que chacun peut faire en passant des sex-shops aux centres d’art contemporain et vice-versa. Reste à comprendre comment et pourquoi les pornai -professionnel(le)s de l’éros- de Parrhasios, l’inventeur patenté du genre- sont (re)devenues les nouvelles muses de la création artistique. Tel est l’objet de ce quatrième n° de Figures de l’art qui dessine trois hypothèses plus ou moins complémentaires.
La première trouve son socle épistémologique dans l’esthétique hégélienne relue à travers le prisme adornien de la téléologie avant-gardiste. Dans cette herméneutique, l’histoire de l’art est celle de la liberté humaine. Faite de ruptures, que les artistes modernes ont pu croire radicales, l’histoire de l’art est en réalité celle de scandales relevés –aufhenbung– par la ruse de L’Esprit. Du Dieu abstrait de trop de pudeur qui fulmine au Sinaï à son image qui naît inter urinam et feces à la mode Augustin, pisse à celle Rembrandt, baise son modèle à celle Picasso, chie à celle Gilbert and George, vomit la viande avariée qu’elle vient d’incurgiter à celle Pane, montre son con rougi de menstrues à celle Orlan, se prostitue à celle Journiac, se branle à celle Brus, viole des gamines à celle Muehl, pratique fellation et cunnilingus à celle Koons et Cicciolina in Heaven, asperge les spectateurs de son sang sidaïque à celle Athey, etc…les artistes nous auraient fait progresser dans une divinisation esthétisante des « parts maudites » de l’être humain.
La deuxième, qui hérite de la première via Proust, consiste à faire du dernier style –kunstwollen– un prisme esthétique de relecture heuristique de certains pans similaires de l’histoire de l’art. C’est dans cette optique, que David Freedberg a remarquablement mis en lumière le pouvoir érotico-pornographique des œuvres d’art, des Vénus préhistoriques exhibant leur vulve grand’ouverte aux dernières photographies de Mapplethorpe en passant par les vases grecs où erastes et eromenoi se sucent et s’enculent à la queue leu leu, les Priape ou Hermes ithypalliques qui décoraient à fresques ou en relief les maisons romaines, les obscenae des églises romanes, les lactations/fellations d’une Vierge aux seins en cucurbitacées, les Vénus du Titien remaniées par les Maja de Goya, les Olympia de Manet ou les Demoiselles du bordel philosophique de Picasso, etc… Cette « re-visitation » revigorante de l’histoire de l’art opère des mélanges de catégories, nobles et viles, que la tradition esthétique reprise par Clark séparait et met en évidence la nature remarquablement opératoire de nouveaux concepts esthétiques, notamment celui d' »érotico-pornographique ».
La troisième part d’un constat : libéré, banalisé, netpornographié, le sexe est devenu « ennuyant ». Aussi longtemps que les interdits judéo-chrétiens furent pris un tantinet au sérieux, soit jusqu’à la fin des années mille neuf cent soixante dix, l’art pornographique, maquillé en luxure ou en fable, irisait plus ou moins scandaleusement les œuvres d’art; et les amateurs goûtaient ce comble de l’art, qui pouvait tromper le regard mais pas l’œil, en faisant mine de n’en point voir la littéralité. À l’image de Duret, recouvrant Victorine de « la valeur intrinsèque de la peinture en soi », de Castagnary, faisant des gougnottes jouissant de Courbet des prix de vertu, la plupart des théoriciens de l’art ont, jusqu’à ce jour, nettement séparé l’érotisme distingué de l’art de la vulgaire pornographie réservée à des Bey décadents ou à un peuple ignare aussi nettement que les artes liberales et les artes mecanicae l’étaient sur le campanile de Florence.
Aujourd’hui que « la cochonnerie sans tête » de Courbet, que Khalil-Bey, Hatvany ou Lacan avaient si fébrilement cachée, est accrochée au musée d’Orsay, entre Le Rut du printemps, L’Enterrement à Ornans et Les Romains de la décadence , sans voile ni panneau-masque, que la copulation est enseignée dans les écoles primaires entre la géographie et l’instruction civique, que les films X sont visibles à la télé dès le douzième coup de minuit et que les prostitué(e)s sont en passe de retrouver un statut social comparable à celui de tous les honnêtes travailleurs , la pornographie n’est plus ce qu’elle était. Qu’est-à-dire? Si Pornos fut peut-être le frère jumeau masqué d’Eros, qu’est Pornos sans Eros? Le grand Pan est-il mort étouffé par ses lauriers impudiques ou bien est-il de retour sous une forme nouvelle?
Les dernières décennies ont non seulement fait de l’exposition de l’art un art à part entière mais l’art lui-même. Insensiblement peut-être mais inexorablement sans doute, les commissaires de l’art sont devenus des metteurs en scène de grands spectacles “multinationaux” qui circulent de capitale en capitale, drainant des foules toujours plus vastes. Rivalisant avec les managers des Disneylands, Disneyworlds et autres centres d’attractions, mais aussi avec les patrons de show-biz en tous genres, voire des grands magasins, ils emploient les mêmes armes : un thème au léger parfum de scandale, des vedettes dûment “labellisées”, un éclectisme kitsch de bon aloi et une hypermédiatisation. Hyperprésentée, l’exposition devient incontournable. Bien sûr, seuls les gros budgets font les grandes expositions. On peut distinguer deux paradigmes plus ou moins implicites dans le bric-à-brac d’objets hétéroclites présentés par les plus topiques expositions internationales postmodernes : soit les vagues similitudes formelles du Primitivisme dans l’art du XX siècle (1984),soit les vagues résonances humanistes des Magiciens de la terre (1989). Avec une ironie un rien amère, Yves Michaud en conclut que, si on évite le trotskysme du “formaliste” Greenberg, c’est pour tomber dans celui de “l’humaniste” Malraux. Ces deux paradigmes s‘appuient sur le socle élégant du “musée imaginaire” qui, déterritorialisant les œuvres, les sacralise, les esthétise et les “métamorphose” d’une bien étrange manière. On ne saurait en effet oublier que le nimbe précieux du musée imaginaire repose sur la chasse de la Terreur soudainement conservatrice, vite élargie par les trophées de guerre de grands conquérants ou de lords rusés.
Dans cette perspective, “le coup du pissoir” ne fut qu’un nouveau coup de bélier, peut-être un peu plus incisif, pour faire pénétrer dans |’enceinte déjà bien friable du “monde de l’art” n’importe quel néo-simulacre de Fountain a côté des copies des marbres de Polycléte ou Praxitéle. Et d’ailleurs, nos plus brillants esthéticiens ont tôt cousu des patchworks de fils blancs avec le poli “retourné” de Fountain, “phallique” de la Princesse X, “déhanché” de l’Aphrodite de Cnide ou “androgyne” de tel autre marbre des Cyclades. Si l’artiste désormais “vit” bien de la pissotière, Duchamp n’a pas daigné encaisser le chèque qu’aurait fait Arensberg. Mieux que Tzanck ou Bruno, c’est “la star d’affaires” Warhol, premier artiste postmoderne, qui empochera les dividendes et précisera “le coût” du pissoir en jetant dans l’East River des billets de dollars qui “valent” bien moins que leurs photosérigraphies. Mieux qu’un besogneux faussaire, l’artiste est un magicien “simulationniste”. La modernité avait ruiné les critères formels, la postmodernité abolit l’histoire et les critères téléologiques. L’International Bank Mona Lisa prend la relève. Logiquement, la rutilante mise en scène du marché devient le seul critère des années 80. Les prix flambent puis s‘écroulent, comme à la bourse, tout aussi logiquement.
Cette implacable dialectique de la mise en scène de l’art au XX° siècle a deux mérites essentiels. D’une part, elle oblige les meilleurs artistes contemporains à mettre en abyme la mise en scène des “marchands du temple” et à inventer de nouvelles stratégies plastiques “inspirées/ant” des mises en scène du théâtre, de l’opéra, de la chorégraphie, du cinéma, de la vidéo et du multimédia. D’autre part, elle révèle que “l’art pur et désintéressé” des “chefs-d’œuvre universels et intemporels” repose sur la mise en scène de “musées-palais-cathédrales” qui se sont élevés, sous le sceau de Greatauk béni par Bulloch et le saint Maél, au XVIII siècle.
Elle dévoile ainsi que toute forme artistique suppose la “re-connaissance” d’une certaine mise en scène élaborée pour un certain commanditaire ou spectateur réel et imaginaire. Ce qui ne veut pas dire, comme le croit la thèse institutionnelle, que l’art n’est que l’effet de mises en scène théologico-politico-publicitaires dont les modalités varient selon les sociétés. Au contraire, c’est contre les mises en scène culturelles dominantes de l’art à tel moment et en tel lieu que les artistes “géniaux” inventent de nouvelles scaenographiae, selon le mot de Platon repris par Pline et Vitruve. Parce que ces « stratèges de l’inconscient » se risquent à mettre en scène tel nouveau “fantasme fondamental” qui se fait jour hic et nunc, ils dressent le creuset imaginaire et symbolique de nouvelles mises en scène de l’art, de la théologie, de la politique, de la science et de la vie. Comme la skiagraphia et la scaenographia d’Apollodore appellent la machina, un autre mode d’exposition de l’art, voire un autre type de gouvernement, démocratique, la perspective à point de fuite unique des peintres du Quattrocento troue par avance la voûte du cosmos, quadrille les espaces où régnera une nouvelle classe sociale de marchands, “attend” la théorisation du Sidereus Nuncius ou du Discours de la méthode, réclame un autre type d’atelier, d’autres lieux et modalités d’exposition de l’art, le Bélisaire et le Serment des Horaces de David annoncent la fin de l’Académie et du
Sacre, instaurent “le Salon libre” et des fêtes révolutionnaires chorégraphiées sur la mode des Panathénées… De même, les hybrides scénographies de Viola, Sterbak, Gober, Pignon-Ernest, Buren, Christo, Smithson, Barney, Fleischer, Grüber, Adams, Braunschweig, Tippett, Greenaway, Bausch, Saporta, Marin, m Davida, etc. invitent à de nouvelles mises en scène, “trafiqueuses” de |’art et du monde.
Ce troisième numéro de Figures de l’art se propose trois buts : premièrement, élaborer une généalogie de la mise en scène de l’art, des marbres grecs aux expositions transculturelles postmodernes en passant par les trésors des cathédrales et les cabinets de curiosités ; deuxièmement, dresser une archéologie des plus topiques scaenographiae instauratrices de la création artistique ; troisièmement, interroger les principaux metteurs en scène contemporains de l’hybridation des arts.
En ouvrant à nouveau les tubes de Seurat, la Pittura colta, puis les simulationnistes postmodernistes nous permettent aujourd’hui de lever le couvercle de la boîte des goûts. Qu’est-ce qu’un bon tableau, une belle musique, une belle sculpture, une bonne poésie, un bon roman, un bon film, une belle œuvre ? Ce n’est pas tant la réponse qui paraissait improbable que la question elle-même qui semblait, il y a peu, incongrue, « dépassée ». L’esthéticien sérieux se demandait alors: qu’est-ce qu’une œuvre, mieux, qu1est-ce qu’un objet d’art ? Il est sans doute symptomatique qu’en ce temps de crise de la critique, le texte qui ne décrit jamais une œuvre d’art, « L’Analytique du Beau », et prend pour parangon de « la beauté libre » la fleur, le colibri, ou le crustacé marin ait fait un retour en force dans les meilleures théories esthétiques nostalgiquement modernistes et désenchantées et que le critique de la réduction à l’autonomie du médium soit devenu la référence obligée. Mais, comment rendre compte de la communicabilité universelle du libre jeu de l’imagination et de l’entendement que mettent en œuvre les jugements esthétiques purs, seuls authentiques jugements de goût ? Qu’est-ce qu’un jugement de goût pur ? Après avoir été salubrement rattachée à une stratégie sociale de la distinction, La Critique du jugement, ou, plus précisément « l’Analytique du beau », car les analyses du génie et du sublime sont le plus souvent délaissées, a été relu (d’)après Duchamp. Tirant les leçons de la nouvelle de Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », Danto montre qu’à deux choses perceptuellement indiscernables correspondent deux interprétations différentes et donc deux natures ontologiques. What you see is what you know. La théorie de l’art, c’est-à-dire la théorie analytique, nominaliste, voire institutionnelle, remplace l’esthétique. Exit le jugement de goût qui réapparaît subrepticement sous la forme de l’aistesis et du gustus, sentiment, coup de cœur, « intéressant » ou « sympa », pathétique et dérisoire ou autorisé, légitimé (par quelles instances, circuits, marché, échiquier ?). C’est cette question qui ne se posait plus que nous voulons ici poser en nous demandant quels furent les critères du jugement de goût et comment nous en sommes arrivés à cet excès de modestie, d’orgueil ou de refoulement. Paradoxalement, à l’ère des images et des multimédias, le goût s’est réfugié du côté des palais et des nez. On ne discute pas un Château Haut-Brion 1981, un Bas Armagnac 1934, un Sabayon de Saint-Pierre en infusion de poivre de Guérard, un cannelé de Baillardran, un Cinq de Chanel, un Chalimar de Guerlain. Leur essence s’impose catégoriquement et universellement, consacrée par les étoiles comme les beautés (canons) de Claudia Schiffer, Estelle Halliday ou Kim Bassinger ! Au contraire, on discute de la beauté des œuvres d’art et peut-être même devrait-on vite en disputer car si Raphaël et Michel-Ange n’hésitaient pas à peindre sur les fresques de leurs prédécesseurs, quel goût, quelle absence de goût, quelle peur préside à la fébrile et pathétique thésaurisation de nos musées !
Faut-il faire un audimat, une analyse sociologique de goûts agonistiques, repérer les stratégies et les enjeux de la reconnaissance de la valeur, du prix et des points des œuvres dans l’échiquier du marché de l’art, désigner la pertinence d’une pensée philosophique ou politique, tenter une typologie nietzschéenne du bon et du mauvais goût,« s’approcher » du métier et des techniques de l’artiste ou montrer comment l’émoi de Pâris (reiz) « travaille » les attraits (reize) des qualités secondaires ? Peut-on séparer les vertus du prodesse (éduquer, émanciper) de celles du delectare (plaire, décorer, divertir) et de l’operari (comment c’est fait), les théories de l’art du sentiment, de l’ethos et de l’habitus, le goût du dégoût et du dissentiment ? C’est au nom de sa conception de l’idée que le philosophe-roi de La République bannit le peintre et le poète « doxocaliques » que1auteur de la Poétique accueille dans sa conception différente de la mimesis. Au nom de l’idéal classique, Bellori et Dolce rejettent les bizarreries, les caprices de Michel-Ange, Pontormo et Parmesan où Lomazzo et Zuccan voyaient l’expression de l’étincelle divine. .
Suivant sa théorie darwiniste de la vertueuse et iconoclaste réduction au minimal,Greenberg dénonce l’imposture de Warhol que Rosenblum loue comme l’artiste le plus important des années soixante. Postmoderniste éclectique enjoué, Achille Bonito Olivacélébre le dilettantisme maniériste de Chia et Clémente tandis que Thierry de Duve, moderniste nostalgique à l’ironie désenchantée, répudie duchampiennement comme « bêtement rétiniens et olfactifs » Salle et Schnabel car « ils ne peignent même pas mal », etc… Autant de goûts, autant de raisons, d’arguments, de théories et d’idéologies.
L’histoire de l’art fourmille de scandales particulièrement instructifs où se manifestent, exacerbés, les conflits des normes et des critères, les enjeux théoriques, politiques et moraux, les arguments des critiques. Les exemples du Jugement Dernier, d’Impression soleil levant, d’Olympia, de Madame Bovary, du Sacre du Printemps sont légion. Comme il y a des figures de proue et des figurants, il y a de bons et de médiocres critiques. On gagnera sans doute à rapprocher I’Analytique du beau des analyses que Kant consacre au génie et au sublime, notamment le paragraphe 48 qui distingue le jugement de goût porté sur une beauté naturelle de celui qui concerne une beauté artistique. Si le génie est le talent original qui donne ses règles à l’art, tout ce qui est bizarre n’est pas beau, fût-il à la mode ; de telle sorte que l’œuvre géniale se révèle à sa capacité de créer un prisme à travers lequel désormais on verra« les femmes de Renoir ». Le jugement de goût discriminant nous ferait donc voir ce que nous n’avions pas vu en distinguant la spécificité d’un kuntswollen, d’un style qui instaure ; et, corrélativement, en disqualifiant les trop plaisantes et donc fastidieuses écholalies.
C’est sans doute parce que l’auteur du Phèdre et du Ion goûtait malgré lui les tableaux de Parrhasios, les statues de Phidias ou les vers d’Homère qu’il analyse si finement la skiagraphia. De même, Vasari distingue la grazia de Raphaël, art qui cache l’art, de la venusta de la belle manière du Parmesan qui montre l’art, Diderot « les bouche-trous » d’Eudamidas, Baudelaire « l’air froid » où voltige l’âme de Maratassassiné (Lascault précisera que David y figure « la femme comme absence, ruse qui tue, invisible qui détruit »), Panofsky le « EtinArcadiaego » du Guerchin et de Poussin, Freud les replis de la barbe du Moïse, Barthes « les petits satori élégants de Twombly », Duve le génial coup de Mutt/Mott/Richard/Duchamp, Bonito Oliva le nomadisme culturel de Chia et Clemente, etc.
Ainsi relu d’après Les Phares, Du spirituel dans l’art, ou l’Idea del Tiempo della Pittura, Kant nous autoriserait à faire l’éloge de la critique géniale de l’œuvre géniale. Mais, parce que ni l’artiste ni le critique ne saurait être toujours génial, Vasari méconnaît la beauté maniériste des fresques de Galluzzo de Pontormo, I’Arétin et Gilio da Fabriano ne peuvent voir que des scènes de « bordel » dans les fresques du Jugement dernier, Diderot moralise Greuze, Baudelaire « militarise » « les toiles badigeonnées au galop » d’Horace Vernet, Duve manque la pertinence du travail de la citation dans l’œuvre de Sal}e, etc… Qui a raison ? Qui a du goût ? Faut-il avoir des goûts ou ne point en avoir pour avoir du goût ?
Discerner les raisons des critiques, établir une archéologie comparée des jugements de goût, de ses arguments, de ses critères discriminatoires de ses hiérarchies et de ses enjeux implicites ou explicites, de ses mots, tel sera ici notre projet par nature « esthéthique ».
Sauf à laisser, nostalgiquement désenchantés, au publiciste, au communicateur ou à l’imagologue le soin d’opérer une OPA. Sur le magasin de l’art qui se vend bien, sauf à réduire le jugement de goût à un jugement de classe, il nous faut tirer profit du pluralisme éclectique du postmodernisme pour faire advenir, au-dessus des palais et nez, le temps des yeux.
Après le temps du « blindman », voici peut-être venu le temps des yeux éclairés et éclairant, où ferait enfin retour le reiz de l’olfactif, du gustatif, de l’auditif et de l’haptique.
ISBN : 2-87817-070-9 / ISSN : 1265-0692
Éditeur : SPEC, Mont-de-Marsan
Prix : 350 FF
444 pages
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