La figure est d’abord le visage peint. Skiagraphia, elle est cette ombre portée de l’amant endormi que cerne amoureusement sur un mur la jeune corinthienne. Si le portrait retient les traits de l’aimé en partance, il porte absence et présence, plaisir et déplaisir. Pour consoler sa fille désamourée, le père potier modèle la figure de l’absent, la cuit et l’installe en imago romaine. En vain, le nouveau lare est un leurre. La légende de Pline résume admirablement l’idéal de la mimésis gréco-romaine, le fantasme de Zeuxis et de Pygmalion. Le fantasme d’une figure qui aurait la perfection du semblant et la chair du réel.
Quelques années plus tard, une autre jeune fille, Véronique, décline la version chrétienne de la figure. Le trompe-l’œil du double dessiné devient l’impression acheiropoiete même du modèle, la vraie image du Christ. Relique d’humeurs et de sang, le suaire replié sous le mandylion est le paradigme de l’art chrétien. Et, sans doute, est-il fécond de retrouver avec Louis Marin, Georges Didi-Huberman ou Daniel Arasse ce travail de figurabilité en toute œuvre d’art, sous la forme d’opaque lieu virtuel, pan, symptôme, sinthome, punctum, fragment ou dettaglio si, toutefois, on n’oublie pas la troisième légende (synthèse hégélienne ?) formulée par Alberti à l’aube de la Renaissance, qui fait de Narcisse au terme pur de sa course le maître du peintre.
Faisant de l’homme son sujet de prédilection, le peintre occidental invente les figures de la liberté humaine. Figures de l’Esprit prenant conscience de lui-même comme Liberté, les figures (de proue) de l’art anticipent l’avenir, artialisent le regard et changent le monde. Or, grand nombre d’œuvres de ces dix dernières années appartiennent à Kunstwollen mutationniste qui dénonce l’obsolescence de la figure humaine faite à l’image d’un Dieu gréco-chrétien et suggèrent de la remplacer par le modèle plus viable du cyborg cybernaute trangénique et cloné…
A l’orée donc d’une nouvelle révolution épistémologique, le cinquième numéro de Figures de l’art se propose de retracer la théogonie de la figure humaine et d’analyser les formes les plus topiques du travail de (dé)figuration et de reconfiguration qui s’exerce avec une ingéniosité intempestive dans les œuvres d’art.
Lors des conférences qu’il prononça à la National Gallery of Art de Washington en 1953, Kenneth Clark distinguait farouchement la beauté pure du Nude de la beauté vulgaire du naked en épilant, il est vrai, un nombre assez considérable d’œuvres d’art. Son livre, le premier à tenter d’embrasser l’art du nu, eut un immense succès ; sans doute car il mettait en images la dichotomie entre le Beau artistique qui appelle un jugement de goût désintéressé ou cathartique et la belle fille qui met Hippias en érection à laquelle la majeure part de la tradition bien pensante s’est montrée particulièrement attachée.
L’art de cette fin de vingtième siècle qui, depuis L’empire des sens, voit les acteurs du porno forniquer avec ceux du classique, tandis que les plasticiens, de Koons à Araki, vont chercher leur Euridyce parmi les stars du porno et les écrivains passer des Femmes libertines de Sollers aux truies de Marie Darrieussecq ou à la « viandographie » de Claire Legendre, nous oblige à brouiller les genres de Clark et à proposer un nouveau paradigme : ut ars pornographia.
Si la pornographie montre les relations sexuelles que l’érotisme suggère, l’art contemporain, du moins un de ses courants les plus importants, est pornographique, sinon érotique. C’est un constat que chacun peut faire en passant des sex-shops aux centres d’art contemporain et vice-versa. Reste à comprendre comment et pourquoi les pornai -professionnel(le)s de l’éros- de Parrhasios, l’inventeur patenté du genre- sont (re)devenues les nouvelles muses de la création artistique. Tel est l’objet de ce quatrième n° de Figures de l’art qui dessine trois hypothèses plus ou moins complémentaires.
La première trouve son socle épistémologique dans l’esthétique hégélienne relue à travers le prisme adornien de la téléologie avant-gardiste. Dans cette herméneutique, l’histoire de l’art est celle de la liberté humaine. Faite de ruptures, que les artistes modernes ont pu croire radicales, l’histoire de l’art est en réalité celle de scandales relevés –aufhenbung– par la ruse de L’Esprit. Du Dieu abstrait de trop de pudeur qui fulmine au Sinaï à son image qui naît inter urinam et feces à la mode Augustin, pisse à celle Rembrandt, baise son modèle à celle Picasso, chie à celle Gilbert and George, vomit la viande avariée qu’elle vient d’incurgiter à celle Pane, montre son con rougi de menstrues à celle Orlan, se prostitue à celle Journiac, se branle à celle Brus, viole des gamines à celle Muehl, pratique fellation et cunnilingus à celle Koons et Cicciolina in Heaven, asperge les spectateurs de son sang sidaïque à celle Athey, etc…les artistes nous auraient fait progresser dans une divinisation esthétisante des « parts maudites » de l’être humain.
La deuxième, qui hérite de la première via Proust, consiste à faire du dernier style –kunstwollen– un prisme esthétique de relecture heuristique de certains pans similaires de l’histoire de l’art. C’est dans cette optique, que David Freedberg a remarquablement mis en lumière le pouvoir érotico-pornographique des œuvres d’art, des Vénus préhistoriques exhibant leur vulve grand’ouverte aux dernières photographies de Mapplethorpe en passant par les vases grecs où erastes et eromenoi se sucent et s’enculent à la queue leu leu, les Priape ou Hermes ithypalliques qui décoraient à fresques ou en relief les maisons romaines, les obscenae des églises romanes, les lactations/fellations d’une Vierge aux seins en cucurbitacées, les Vénus du Titien remaniées par les Maja de Goya, les Olympia de Manet ou les Demoiselles du bordel philosophique de Picasso, etc… Cette « re-visitation » revigorante de l’histoire de l’art opère des mélanges de catégories, nobles et viles, que la tradition esthétique reprise par Clark séparait et met en évidence la nature remarquablement opératoire de nouveaux concepts esthétiques, notamment celui d' »érotico-pornographique ».
La troisième part d’un constat : libéré, banalisé, netpornographié, le sexe est devenu « ennuyant ». Aussi longtemps que les interdits judéo-chrétiens furent pris un tantinet au sérieux, soit jusqu’à la fin des années mille neuf cent soixante dix, l’art pornographique, maquillé en luxure ou en fable, irisait plus ou moins scandaleusement les œuvres d’art; et les amateurs goûtaient ce comble de l’art, qui pouvait tromper le regard mais pas l’œil, en faisant mine de n’en point voir la littéralité. À l’image de Duret, recouvrant Victorine de « la valeur intrinsèque de la peinture en soi », de Castagnary, faisant des gougnottes jouissant de Courbet des prix de vertu, la plupart des théoriciens de l’art ont, jusqu’à ce jour, nettement séparé l’érotisme distingué de l’art de la vulgaire pornographie réservée à des Bey décadents ou à un peuple ignare aussi nettement que les artes liberales et les artes mecanicae l’étaient sur le campanile de Florence.
Aujourd’hui que « la cochonnerie sans tête » de Courbet, que Khalil-Bey, Hatvany ou Lacan avaient si fébrilement cachée, est accrochée au musée d’Orsay, entre Le Rut du printemps, L’Enterrement à Ornans et Les Romains de la décadence , sans voile ni panneau-masque, que la copulation est enseignée dans les écoles primaires entre la géographie et l’instruction civique, que les films X sont visibles à la télé dès le douzième coup de minuit et que les prostitué(e)s sont en passe de retrouver un statut social comparable à celui de tous les honnêtes travailleurs , la pornographie n’est plus ce qu’elle était. Qu’est-à-dire? Si Pornos fut peut-être le frère jumeau masqué d’Eros, qu’est Pornos sans Eros? Le grand Pan est-il mort étouffé par ses lauriers impudiques ou bien est-il de retour sous une forme nouvelle?
Les dernières décennies ont non seulement fait de l’exposition de l’art un art à part entière mais l’art lui-même. Insensiblement peut-être mais inexorablement sans doute, les commissaires de l’art sont devenus des metteurs en scène de grands spectacles “multinationaux” qui circulent de capitale en capitale, drainant des foules toujours plus vastes. Rivalisant avec les managers des Disneylands, Disneyworlds et autres centres d’attractions, mais aussi avec les patrons de show-biz en tous genres, voire des grands magasins, ils emploient les mêmes armes : un thème au léger parfum de scandale, des vedettes dûment “labellisées”, un éclectisme kitsch de bon aloi et une hypermédiatisation. Hyperprésentée, l’exposition devient incontournable. Bien sûr, seuls les gros budgets font les grandes expositions. On peut distinguer deux paradigmes plus ou moins implicites dans le bric-à-brac d’objets hétéroclites présentés par les plus topiques expositions internationales postmodernes : soit les vagues similitudes formelles du Primitivisme dans l’art du XX siècle (1984),soit les vagues résonances humanistes des Magiciens de la terre (1989). Avec une ironie un rien amère, Yves Michaud en conclut que, si on évite le trotskysme du “formaliste” Greenberg, c’est pour tomber dans celui de “l’humaniste” Malraux. Ces deux paradigmes s‘appuient sur le socle élégant du “musée imaginaire” qui, déterritorialisant les œuvres, les sacralise, les esthétise et les “métamorphose” d’une bien étrange manière. On ne saurait en effet oublier que le nimbe précieux du musée imaginaire repose sur la chasse de la Terreur soudainement conservatrice, vite élargie par les trophées de guerre de grands conquérants ou de lords rusés.
Dans cette perspective, “le coup du pissoir” ne fut qu’un nouveau coup de bélier, peut-être un peu plus incisif, pour faire pénétrer dans |’enceinte déjà bien friable du “monde de l’art” n’importe quel néo-simulacre de Fountain a côté des copies des marbres de Polycléte ou Praxitéle. Et d’ailleurs, nos plus brillants esthéticiens ont tôt cousu des patchworks de fils blancs avec le poli “retourné” de Fountain, “phallique” de la Princesse X, “déhanché” de l’Aphrodite de Cnide ou “androgyne” de tel autre marbre des Cyclades. Si l’artiste désormais “vit” bien de la pissotière, Duchamp n’a pas daigné encaisser le chèque qu’aurait fait Arensberg. Mieux que Tzanck ou Bruno, c’est “la star d’affaires” Warhol, premier artiste postmoderne, qui empochera les dividendes et précisera “le coût” du pissoir en jetant dans l’East River des billets de dollars qui “valent” bien moins que leurs photosérigraphies. Mieux qu’un besogneux faussaire, l’artiste est un magicien “simulationniste”. La modernité avait ruiné les critères formels, la postmodernité abolit l’histoire et les critères téléologiques. L’International Bank Mona Lisa prend la relève. Logiquement, la rutilante mise en scène du marché devient le seul critère des années 80. Les prix flambent puis s‘écroulent, comme à la bourse, tout aussi logiquement.
Cette implacable dialectique de la mise en scène de l’art au XX° siècle a deux mérites essentiels. D’une part, elle oblige les meilleurs artistes contemporains à mettre en abyme la mise en scène des “marchands du temple” et à inventer de nouvelles stratégies plastiques “inspirées/ant” des mises en scène du théâtre, de l’opéra, de la chorégraphie, du cinéma, de la vidéo et du multimédia. D’autre part, elle révèle que “l’art pur et désintéressé” des “chefs-d’œuvre universels et intemporels” repose sur la mise en scène de “musées-palais-cathédrales” qui se sont élevés, sous le sceau de Greatauk béni par Bulloch et le saint Maél, au XVIII siècle.
Elle dévoile ainsi que toute forme artistique suppose la “re-connaissance” d’une certaine mise en scène élaborée pour un certain commanditaire ou spectateur réel et imaginaire. Ce qui ne veut pas dire, comme le croit la thèse institutionnelle, que l’art n’est que l’effet de mises en scène théologico-politico-publicitaires dont les modalités varient selon les sociétés. Au contraire, c’est contre les mises en scène culturelles dominantes de l’art à tel moment et en tel lieu que les artistes “géniaux” inventent de nouvelles scaenographiae, selon le mot de Platon repris par Pline et Vitruve. Parce que ces « stratèges de l’inconscient » se risquent à mettre en scène tel nouveau “fantasme fondamental” qui se fait jour hic et nunc, ils dressent le creuset imaginaire et symbolique de nouvelles mises en scène de l’art, de la théologie, de la politique, de la science et de la vie. Comme la skiagraphia et la scaenographia d’Apollodore appellent la machina, un autre mode d’exposition de l’art, voire un autre type de gouvernement, démocratique, la perspective à point de fuite unique des peintres du Quattrocento troue par avance la voûte du cosmos, quadrille les espaces où régnera une nouvelle classe sociale de marchands, “attend” la théorisation du Sidereus Nuncius ou du Discours de la méthode, réclame un autre type d’atelier, d’autres lieux et modalités d’exposition de l’art, le Bélisaire et le Serment des Horaces de David annoncent la fin de l’Académie et du
Sacre, instaurent “le Salon libre” et des fêtes révolutionnaires chorégraphiées sur la mode des Panathénées… De même, les hybrides scénographies de Viola, Sterbak, Gober, Pignon-Ernest, Buren, Christo, Smithson, Barney, Fleischer, Grüber, Adams, Braunschweig, Tippett, Greenaway, Bausch, Saporta, Marin, m Davida, etc. invitent à de nouvelles mises en scène, “trafiqueuses” de |’art et du monde.
Ce troisième numéro de Figures de l’art se propose trois buts : premièrement, élaborer une généalogie de la mise en scène de l’art, des marbres grecs aux expositions transculturelles postmodernes en passant par les trésors des cathédrales et les cabinets de curiosités ; deuxièmement, dresser une archéologie des plus topiques scaenographiae instauratrices de la création artistique ; troisièmement, interroger les principaux metteurs en scène contemporains de l’hybridation des arts.
En ouvrant à nouveau les tubes de Seurat, la Pittura colta, puis les simulationnistes postmodernistes nous permettent aujourd’hui de lever le couvercle de la boîte des goûts. Qu’est-ce qu’un bon tableau, une belle musique, une belle sculpture, une bonne poésie, un bon roman, un bon film, une belle œuvre ? Ce n’est pas tant la réponse qui paraissait improbable que la question elle-même qui semblait, il y a peu, incongrue, « dépassée ». L’esthéticien sérieux se demandait alors: qu’est-ce qu’une œuvre, mieux, qu1est-ce qu’un objet d’art ? Il est sans doute symptomatique qu’en ce temps de crise de la critique, le texte qui ne décrit jamais une œuvre d’art, « L’Analytique du Beau », et prend pour parangon de « la beauté libre » la fleur, le colibri, ou le crustacé marin ait fait un retour en force dans les meilleures théories esthétiques nostalgiquement modernistes et désenchantées et que le critique de la réduction à l’autonomie du médium soit devenu la référence obligée. Mais, comment rendre compte de la communicabilité universelle du libre jeu de l’imagination et de l’entendement que mettent en œuvre les jugements esthétiques purs, seuls authentiques jugements de goût ? Qu’est-ce qu’un jugement de goût pur ? Après avoir été salubrement rattachée à une stratégie sociale de la distinction, La Critique du jugement, ou, plus précisément « l’Analytique du beau », car les analyses du génie et du sublime sont le plus souvent délaissées, a été relu (d’)après Duchamp. Tirant les leçons de la nouvelle de Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », Danto montre qu’à deux choses perceptuellement indiscernables correspondent deux interprétations différentes et donc deux natures ontologiques. What you see is what you know. La théorie de l’art, c’est-à-dire la théorie analytique, nominaliste, voire institutionnelle, remplace l’esthétique. Exit le jugement de goût qui réapparaît subrepticement sous la forme de l’aistesis et du gustus, sentiment, coup de cœur, « intéressant » ou « sympa », pathétique et dérisoire ou autorisé, légitimé (par quelles instances, circuits, marché, échiquier ?). C’est cette question qui ne se posait plus que nous voulons ici poser en nous demandant quels furent les critères du jugement de goût et comment nous en sommes arrivés à cet excès de modestie, d’orgueil ou de refoulement. Paradoxalement, à l’ère des images et des multimédias, le goût s’est réfugié du côté des palais et des nez. On ne discute pas un Château Haut-Brion 1981, un Bas Armagnac 1934, un Sabayon de Saint-Pierre en infusion de poivre de Guérard, un cannelé de Baillardran, un Cinq de Chanel, un Chalimar de Guerlain. Leur essence s’impose catégoriquement et universellement, consacrée par les étoiles comme les beautés (canons) de Claudia Schiffer, Estelle Halliday ou Kim Bassinger ! Au contraire, on discute de la beauté des œuvres d’art et peut-être même devrait-on vite en disputer car si Raphaël et Michel-Ange n’hésitaient pas à peindre sur les fresques de leurs prédécesseurs, quel goût, quelle absence de goût, quelle peur préside à la fébrile et pathétique thésaurisation de nos musées !
Faut-il faire un audimat, une analyse sociologique de goûts agonistiques, repérer les stratégies et les enjeux de la reconnaissance de la valeur, du prix et des points des œuvres dans l’échiquier du marché de l’art, désigner la pertinence d’une pensée philosophique ou politique, tenter une typologie nietzschéenne du bon et du mauvais goût,« s’approcher » du métier et des techniques de l’artiste ou montrer comment l’émoi de Pâris (reiz) « travaille » les attraits (reize) des qualités secondaires ? Peut-on séparer les vertus du prodesse (éduquer, émanciper) de celles du delectare (plaire, décorer, divertir) et de l’operari (comment c’est fait), les théories de l’art du sentiment, de l’ethos et de l’habitus, le goût du dégoût et du dissentiment ? C’est au nom de sa conception de l’idée que le philosophe-roi de La République bannit le peintre et le poète « doxocaliques » que1auteur de la Poétique accueille dans sa conception différente de la mimesis. Au nom de l’idéal classique, Bellori et Dolce rejettent les bizarreries, les caprices de Michel-Ange, Pontormo et Parmesan où Lomazzo et Zuccan voyaient l’expression de l’étincelle divine. .
Suivant sa théorie darwiniste de la vertueuse et iconoclaste réduction au minimal,Greenberg dénonce l’imposture de Warhol que Rosenblum loue comme l’artiste le plus important des années soixante. Postmoderniste éclectique enjoué, Achille Bonito Olivacélébre le dilettantisme maniériste de Chia et Clémente tandis que Thierry de Duve, moderniste nostalgique à l’ironie désenchantée, répudie duchampiennement comme « bêtement rétiniens et olfactifs » Salle et Schnabel car « ils ne peignent même pas mal », etc… Autant de goûts, autant de raisons, d’arguments, de théories et d’idéologies.
L’histoire de l’art fourmille de scandales particulièrement instructifs où se manifestent, exacerbés, les conflits des normes et des critères, les enjeux théoriques, politiques et moraux, les arguments des critiques. Les exemples du Jugement Dernier, d’Impression soleil levant, d’Olympia, de Madame Bovary, du Sacre du Printemps sont légion. Comme il y a des figures de proue et des figurants, il y a de bons et de médiocres critiques. On gagnera sans doute à rapprocher I’Analytique du beau des analyses que Kant consacre au génie et au sublime, notamment le paragraphe 48 qui distingue le jugement de goût porté sur une beauté naturelle de celui qui concerne une beauté artistique. Si le génie est le talent original qui donne ses règles à l’art, tout ce qui est bizarre n’est pas beau, fût-il à la mode ; de telle sorte que l’œuvre géniale se révèle à sa capacité de créer un prisme à travers lequel désormais on verra« les femmes de Renoir ». Le jugement de goût discriminant nous ferait donc voir ce que nous n’avions pas vu en distinguant la spécificité d’un kuntswollen, d’un style qui instaure ; et, corrélativement, en disqualifiant les trop plaisantes et donc fastidieuses écholalies.
C’est sans doute parce que l’auteur du Phèdre et du Ion goûtait malgré lui les tableaux de Parrhasios, les statues de Phidias ou les vers d’Homère qu’il analyse si finement la skiagraphia. De même, Vasari distingue la grazia de Raphaël, art qui cache l’art, de la venusta de la belle manière du Parmesan qui montre l’art, Diderot « les bouche-trous » d’Eudamidas, Baudelaire « l’air froid » où voltige l’âme de Maratassassiné (Lascault précisera que David y figure « la femme comme absence, ruse qui tue, invisible qui détruit »), Panofsky le « EtinArcadiaego » du Guerchin et de Poussin, Freud les replis de la barbe du Moïse, Barthes « les petits satori élégants de Twombly », Duve le génial coup de Mutt/Mott/Richard/Duchamp, Bonito Oliva le nomadisme culturel de Chia et Clemente, etc.
Ainsi relu d’après Les Phares, Du spirituel dans l’art, ou l’Idea del Tiempo della Pittura, Kant nous autoriserait à faire l’éloge de la critique géniale de l’œuvre géniale. Mais, parce que ni l’artiste ni le critique ne saurait être toujours génial, Vasari méconnaît la beauté maniériste des fresques de Galluzzo de Pontormo, I’Arétin et Gilio da Fabriano ne peuvent voir que des scènes de « bordel » dans les fresques du Jugement dernier, Diderot moralise Greuze, Baudelaire « militarise » « les toiles badigeonnées au galop » d’Horace Vernet, Duve manque la pertinence du travail de la citation dans l’œuvre de Sal}e, etc… Qui a raison ? Qui a du goût ? Faut-il avoir des goûts ou ne point en avoir pour avoir du goût ?
Discerner les raisons des critiques, établir une archéologie comparée des jugements de goût, de ses arguments, de ses critères discriminatoires de ses hiérarchies et de ses enjeux implicites ou explicites, de ses mots, tel sera ici notre projet par nature « esthéthique ».
Sauf à laisser, nostalgiquement désenchantés, au publiciste, au communicateur ou à l’imagologue le soin d’opérer une OPA. Sur le magasin de l’art qui se vend bien, sauf à réduire le jugement de goût à un jugement de classe, il nous faut tirer profit du pluralisme éclectique du postmodernisme pour faire advenir, au-dessus des palais et nez, le temps des yeux.
Après le temps du « blindman », voici peut-être venu le temps des yeux éclairés et éclairant, où ferait enfin retour le reiz de l’olfactif, du gustatif, de l’auditif et de l’haptique.
Blousant (kolpos) du péplos, chiton de lin plissé à l’ongle en arétes vives, plissage Fortuny, biais et “dégueulis” Madeleine Vionnet, “tissus cutanés” fixés par Clérambault semblent avoir toujours fasciné les artistes. Si Vasari raconte comment Léonard de Vinci plaçait des étoffes mouillées sur des modèles en terre glaise pour les-peindre ensuite patiemment sur des toiles très fines, Poussin s’érige “maitre de la draperie” tandis que Roger de Piles enseigne l’art de “bien distribuer les plis” ou de “jeter la draperie”. À moins que les plis du corps, les plis de l’âme (soma/sema) ne soient ces modèles que les drapés suggèrent… Corps polis et maquillés ou tatoués et scarifiés par la loi, le désir, le fantasme, l’art ; plis pris, lissés ou affichés dont témoignent les belles images ourdies par les penseurs dualistes de l’union de l’âme et du corps, les études anthropologiques ou les expressions populaires (prendre le pli, mettre au pli, être plié en deux, en quatre, être froissé, chiffonné, etc.). Né d’un pli (ptux) peut-être détaché d’un polyptyque, le tableau deviendra le “lieu virtuel” d’inscription de ces forces diverses qui tissent, plissent, déploient la toile innervée de rus de couleurs. Au frêle origami japonais s’opposerait la métaphore géologique du tableau occidental avec ses couches, sous-couches, glissements, plis anticlinaux, synclinaux… Si le pli essentiel est pour Heidegger « zwiefalt », c’est que la duplicité du pli pointe la scission originelle, la « différance » qui ne déplie l’un des bords qu’en repliant l’autre. Scellant le voilement au dévoilement, la profondeur a la surface en des tours et des contours, le paradigme du pli doit être comparé à celui du tissage, de la broderie ou des nœuds borroméens. Replis de la matière, plis sur plis de I’âme qui vont à l’infini, l’art baroque, selon Deleuze, se reconnaît sans doute aux plis bouffants des rhingraves juponnantes et des tuniques affolées où souffle un vent fiévreux, sensuel et mystique, aux plis bouillonnants qui excédent les limites du cadre pour se déployer en parerga, sculptures ailées de marbre polychrome, architectures rococo brodées ou dentelées, musiques polyphoniques, théâtre du monde. Dépliant oumétissant les arts, le pli leibnizien ou baroque n’apparait-il point comme un schème théorique particulièrement pertinent pour interroger non seulement le point pli de Klee ou le pliage de Hantai mais également le pli all-over, les combine paintings, assemblages, accumulations, emballages, fissures, shapedcanvases, structures minimales, nomadisme ou kitsch transavantgardien, etc. de l’art contemporain ? Métaphore de la monade faite “d’une infinité de petits plis qui ne cessent de se faire et de se défaire”, du moi, du miroir et de l’écho du moi, le pli en ses deux parois, en ses deux temps qui font le rythme est aussi l’objet par excellence de cette musique que Boulez nomme « polyphonie des polyphonies » comme de la littérature et de la poésie réflexives, piège du repliement et de l’intériorité, prodrome de l’éparpillement ou de l’éploiement dans le Livre, monade aux mille feuillets…
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