Critique et éloge de la critique
1994-1996, textes réunis par Bernard Lafargue
En ouvrant à nouveau les tubes de Seurat, la Pittura colta, puis les simulationnistes postmodernistes nous permettent aujourd’hui de lever le couvercle de la boîte des goûts. Qu’est-ce qu’un bon tableau, une belle musique, une belle sculpture, une bonne poésie, un bon roman, un bon film, une belle œuvre ? Ce n’est pas tant la réponse qui paraissait improbable que la question elle-même qui semblait, il y a peu, incongrue, « dépassée ». L’esthéticien sérieux se demandait alors: qu’est-ce qu’une œuvre, mieux, qu1est-ce qu’un objet d’art ? Il est sans doute symptomatique qu’en ce temps de crise de la critique, le texte qui ne décrit jamais une œuvre d’art, « L’Analytique du Beau », et prend pour parangon de « la beauté libre » la fleur, le colibri, ou le crustacé marin ait fait un retour en force dans les meilleures théories esthétiques nostalgiquement modernistes et désenchantées et que le critique de la réduction à l’autonomie du médium soit devenu la référence obligée. Mais, comment rendre compte de la communicabilité universelle du libre jeu de l’imagination et de l’entendement que mettent en œuvre les jugements esthétiques purs, seuls authentiques jugements de goût ? Qu’est-ce qu’un jugement de goût pur ? Après avoir été salubrement rattachée à une stratégie sociale de la distinction, La Critique du jugement, ou, plus précisément « l’Analytique du beau », car les analyses du génie et du sublime sont le plus souvent délaissées, a été relu (d’)après Duchamp. Tirant les leçons de la nouvelle de Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », Danto montre qu’à deux choses perceptuellement indiscernables correspondent deux interprétations différentes et donc deux natures ontologiques. What you see is what you know. La théorie de l’art, c’est-à-dire la théorie analytique, nominaliste, voire institutionnelle, remplace l’esthétique. Exit le jugement de goût qui réapparaît subrepticement sous la forme de l’aistesis et du gustus, sentiment, coup de cœur, « intéressant » ou « sympa », pathétique et dérisoire ou autorisé, légitimé (par quelles instances, circuits, marché, échiquier ?). C’est cette question qui ne se posait plus que nous voulons ici poser en nous demandant quels furent les critères du jugement de goût et comment nous en sommes arrivés à cet excès de modestie, d’orgueil ou de refoulement. Paradoxalement, à l’ère des images et des multimédias, le goût s’est réfugié du côté des palais et des nez. On ne discute pas un Château Haut-Brion 1981, un Bas Armagnac 1934, un Sabayon de Saint-Pierre en infusion de poivre de Guérard, un cannelé de Baillardran, un Cinq de Chanel, un Chalimar de Guerlain. Leur essence s’impose catégoriquement et universellement, consacrée par les étoiles comme les beautés (canons) de Claudia Schiffer, Estelle Halliday ou Kim Bassinger ! Au contraire, on discute de la beauté des œuvres d’art et peut-être même devrait-on vite en disputer car si Raphaël et Michel-Ange n’hésitaient pas à peindre sur les fresques de leurs prédécesseurs, quel goût, quelle absence de goût, quelle peur préside à la fébrile et pathétique thésaurisation de nos musées !
Faut-il faire un audimat, une analyse sociologique de goûts agonistiques, repérer les stratégies et les enjeux de la reconnaissance de la valeur, du prix et des points des œuvres dans l’échiquier du marché de l’art, désigner la pertinence d’une pensée philosophique ou politique, tenter une typologie nietzschéenne du bon et du mauvais goût,« s’approcher » du métier et des techniques de l’artiste ou montrer comment l’émoi de Pâris (reiz) « travaille » les attraits (reize) des qualités secondaires ? Peut-on séparer les vertus du prodesse (éduquer, émanciper) de celles du delectare (plaire, décorer, divertir) et de l’operari (comment c’est fait), les théories de l’art du sentiment, de l’ethos et de l’habitus, le goût du dégoût et du dissentiment ? C’est au nom de sa conception de l’idée que le philosophe-roi de La République bannit le peintre et le poète « doxocaliques » que1auteur de la Poétique accueille dans sa conception différente de la mimesis. Au nom de l’idéal classique, Bellori et Dolce rejettent les bizarreries, les caprices de Michel-Ange, Pontormo et Parmesan où Lomazzo et Zuccan voyaient l’expression de l’étincelle divine. .
Suivant sa théorie darwiniste de la vertueuse et iconoclaste réduction au minimal,Greenberg dénonce l’imposture de Warhol que Rosenblum loue comme l’artiste le plus important des années soixante. Postmoderniste éclectique enjoué, Achille Bonito Olivacélébre le dilettantisme maniériste de Chia et Clémente tandis que Thierry de Duve, moderniste nostalgique à l’ironie désenchantée, répudie duchampiennement comme « bêtement rétiniens et olfactifs » Salle et Schnabel car « ils ne peignent même pas mal », etc… Autant de goûts, autant de raisons, d’arguments, de théories et d’idéologies.
L’histoire de l’art fourmille de scandales particulièrement instructifs où se manifestent, exacerbés, les conflits des normes et des critères, les enjeux théoriques, politiques et moraux, les arguments des critiques. Les exemples du Jugement Dernier, d’Impression soleil levant, d’Olympia, de Madame Bovary, du Sacre du Printemps sont légion. Comme il y a des figures de proue et des figurants, il y a de bons et de médiocres critiques. On gagnera sans doute à rapprocher I’Analytique du beau des analyses que Kant consacre au génie et au sublime, notamment le paragraphe 48 qui distingue le jugement de goût porté sur une beauté naturelle de celui qui concerne une beauté artistique. Si le génie est le talent original qui donne ses règles à l’art, tout ce qui est bizarre n’est pas beau, fût-il à la mode ; de telle sorte que l’œuvre géniale se révèle à sa capacité de créer un prisme à travers lequel désormais on verra« les femmes de Renoir ». Le jugement de goût discriminant nous ferait donc voir ce que nous n’avions pas vu en distinguant la spécificité d’un kuntswollen, d’un style qui instaure ; et, corrélativement, en disqualifiant les trop plaisantes et donc fastidieuses écholalies.
C’est sans doute parce que l’auteur du Phèdre et du Ion goûtait malgré lui les tableaux de Parrhasios, les statues de Phidias ou les vers d’Homère qu’il analyse si finement la skiagraphia. De même, Vasari distingue la grazia de Raphaël, art qui cache l’art, de la venusta de la belle manière du Parmesan qui montre l’art, Diderot « les bouche-trous » d’Eudamidas, Baudelaire « l’air froid » où voltige l’âme de Maratassassiné (Lascault précisera que David y figure « la femme comme absence, ruse qui tue, invisible qui détruit »), Panofsky le « EtinArcadiaego » du Guerchin et de Poussin, Freud les replis de la barbe du Moïse, Barthes « les petits satori élégants de Twombly », Duve le génial coup de Mutt/Mott/Richard/Duchamp, Bonito Oliva le nomadisme culturel de Chia et Clemente, etc.
Ainsi relu d’après Les Phares, Du spirituel dans l’art, ou l’Idea del Tiempo della Pittura, Kant nous autoriserait à faire l’éloge de la critique géniale de l’œuvre géniale. Mais, parce que ni l’artiste ni le critique ne saurait être toujours génial, Vasari méconnaît la beauté maniériste des fresques de Galluzzo de Pontormo, I’Arétin et Gilio da Fabriano ne peuvent voir que des scènes de « bordel » dans les fresques du Jugement dernier, Diderot moralise Greuze, Baudelaire « militarise » « les toiles badigeonnées au galop » d’Horace Vernet, Duve manque la pertinence du travail de la citation dans l’œuvre de Sal}e, etc… Qui a raison ? Qui a du goût ? Faut-il avoir des goûts ou ne point en avoir pour avoir du goût ?
Discerner les raisons des critiques, établir une archéologie comparée des jugements de goût, de ses arguments, de ses critères discriminatoires de ses hiérarchies et de ses enjeux implicites ou explicites, de ses mots, tel sera ici notre projet par nature « esthéthique ».
Sauf à laisser, nostalgiquement désenchantés, au publiciste, au communicateur ou à l’imagologue le soin d’opérer une OPA. Sur le magasin de l’art qui se vend bien, sauf à réduire le jugement de goût à un jugement de classe, il nous faut tirer profit du pluralisme éclectique du postmodernisme pour faire advenir, au-dessus des palais et nez, le temps des yeux.
Après le temps du « blindman », voici peut-être venu le temps des yeux éclairés et éclairant, où ferait enfin retour le reiz de l’olfactif, du gustatif, de l’auditif et de l’haptique.
- ISBN : 2-87817-070-9 / ISSN : 1265-0692
- Éditeur : SPEC, Mont-de-Marsan
- Prix : 350 FF
- 444 pages
- Prix : 350 FF
- Éditeur : SPEC, Mont-de-Marsan